Économie

Les grands cadeaux des peuples pauvres

La Croix 26-27/4/1964

 

Foules d'Orient ! Foules d'Afrique ! Toutes foules du tiers-monde, pourquoi les aimai-je tant ? Pourquoi, du marché chinois de Cholon où glapissaient les commères, au marché de Bagdad où toute transaction semblait furtive, au zoma multicolore de Tananarive, cette joie d'être pris dans la foule, enlacé par elle, roulé, brassé comme dans une eau ? Ainsi heurté, porté, frôlé au point de me sentir devenir poreux à toute l'ambiance présente, je n'étais plus entièrement limité à moi-même. Je me diluais dans l'humanité. J'étais un peu tous ces hommes.

Mais ces foules m'apportaient encore une autre joie. En retard, certes, sur le plan économique, ces pays possèdent une richesse propre, et je pense surtout à l'Afrique : ils savent vivre l'instant, l'instant à la fois frère et image de l'éternité. Leurs foules, dans leur chaude présence, m'apprenaient la leçon de ce qui est quand même leur bonheur : cette faculté de goûter pleinement, sans que jamais s'interpose comme en nous je ne sais quelle arrière-amertume d'inquiétude, la douceur du soleil au long d'un mur, la saveur d'un fruit, le ravissement d'un verre d'eau sur la soif. Et n'est-ce pas un peu ce « A chaque jour suffit sa peine » de l’Évangile auquel répond, dans l’Évangile même, comme en filigrane, un « A chaque jour suffit sa joie », dont les lys des champs sont le témoignage.

Car, entre ces peuples et nous, le développement économique n'a pas seulement engendré la différence de niveau de vie, mais un fossé psychologique. Pour une large part, ne tient-il pas à une conception différente de la temporalité ? Certes, nous savons que les Asiatiques sont portés à vivre hors du temps. Mais les Africains ? Pour eux, nous sommes surpris par cette faculté de vivre dans l'instant que je viens d'évoquer. Elle nous paraît, à nous Européens,  une entrave à leur progrès. Ainsi le plus habile Haoussa, à considérer le jeu de chaque transaction comme le jeu isolé d'une heure, est difficilement apte, quelque soit la finesse et l'acuité de son intelligence, à la notion de propriété commerciale. Ces peuples, au fond, n'ont cure de l'avenir terrestre dans lequel nous nous projetons sans cesse. Ils sont insoucieux de cet avenir qui, incertain pourtant, nous devient une durée plus présente que le présent. Nous en avons même fabriqué des mots, et nous en abusons : ainsi cette « prospective » pour laquelle nous tenons des « séminaires », des « colloques », et (oh ! Pire!), des « symposiums » ! Voilà bien le fruit amer de notre forme de développement ! Le Moyen Age, les historiens nous le disent, ignorait chez nous cette temporalité-là.

Notre développement, nous l'apportons au tiers-monde, et il faut que nous le lui apportions. Mais nous devons savoir que ces peuples ont des richesses propres à ne pas gâcher et que, si nous savons les comprendre, ils nous réservent aussi des dons. Plus que jamais nous devons le savoir, quand nous dotons d'usines, de barrages ou d'aéroports leur pays, mais quand aussi ces peuples, des Kabyles aux Sarakolés, « montent » vers nous (ainsi autrefois « montaient » vers Paris les savoyards). En France même notre vie et la leur se mêlent. Ce qui nous paraît chez eux cause de retard peut avoir sa valeur propre et même nous être,  à nous, une leçon. Quand nous les aidons de notre science, de notre dynamisme économique, comme d'ailleurs de notre spiritualité, sachons que nous avons aussi à tendre la main pour recueillir d'eux cette chaleur humaine que notre individualisme a perdue, pour recueillir d'eux aussi cette grande richesse des pauvres : l'instant.